CHAPITRE II

Le canal de la Gravona.

 

I ) La décision de construire le canal.

En 1858, le Prince Napoléon, le Comte Bacciochi, Etienne Conti, n’ont pas de mal à convaincre l’Empereur, toujours prompt à se montrer généreux envers la Cité Impériale, du bien fondé de la requête du Conseil Général qui demande que soit relancée l’idée de dérivation de la Gravona, compte-tenu de « notre misérable situation ». Les études sont promptement menées par les ingénieurs en chef Vogin, Mondelet, Richey, Celler, Gay; avec les ingénieurs ordinaires Lèbe-Gigun, Koziorowicz, Krafft, Decœur. Le projet est arrêté. Il reprend dans les grandes lignes celui de l'ingénieur Dupeyrat 1807.

Le décret ordonnant le début des travaux est promulgué le 31 décembre 1862 :

NAPOLEON, PAR LA GRACE DE DIEU ET LA VOLONTE NATIONALE,
EMPEREUR DES FRANÇAIS,
A TOUS PRESENTS ET AVENIR SALUT.

IL SERA PROCEDE A L’EXECUTION DES TRAVAUX DESTINES A DERIVER LES EAUX DE LA RIVIERE DE LA GRAVONA PAR L’ETABLISSEMENT D’UN BARRAGE AU LIEU DIT MONTENIELLO ET D’UN CANAL DE CE LIEU A LA VILLE D’AJACCIO.

Le canal est destiné à alimenter, assainir et embellir la ville d’Ajaccio ainsi qu’à irriguer le territoire de la ville et à mettre en mouvement les usines qui pourraient être établies sur le parcours du canal.

Les travaux sont à la charge exclusive de l’Etat pour un montant estimé à
930 000 Francs. Une fois ceux-ci achevés, le canal doit être remis à la ville qui en assurera l’entretien et en percevra les recettes.

Les 18,776 kilomètres sont divisés en six lots :

1er lot : du barrage à Peri au ravin de Volta la Fica :
774
 m
2e lot : de Volta la Fica à Mezzavia :
10 174
 m
3e lot : de Mezzavia (ruisseau de la Concia) à la route impériale
(tunnel et tranchées)
1 236
 m
4e lot : de la route impériale à Erbajolo :
2 624
 m
5e lot : d’Erbajolo au bassin d’épuration :
3 421
 m
6e lot : bassins d’épuration et d’alimentation
547
 m
   
_________________________
 
18 776
 m

Les travaux sont mis en adjudication de 1864 à 1868, le gros œuvre est assez rapidement réalisé. En 1868 Miss Campbell peut écrire : « La diligence qui part d’Ajaccio à onze heures n’arrive pas à Corté avant dix heures le soir […] à droite, à hauteur du onzième kilomètre, on aperçoit au lieu-dit Monteniello, le barrage destiné à dériver sur Ajaccio les eaux de la Gravone. L’insuffisance des fonds retardera du moins pour quelque temps, le prompt achèvement des accessoires du canal [qui est] terminé aujourd’hui jusqu’au château d’eau des fontaines à Castelargo. [Plus tard d’Ajaccio à Vico] On suit la route d’Ajaccio jusqu’aux maisons de Mezzavia ; là on tourne à gauche et l’on passe sous une des arches du très bel aqueduc nouvellement construit qui traverse, à cet endroit, une étroite vallée… ».

Les lot 1 et 2 sont terminés en 1869 et mis en eau. Il n’en va pas de même du 3e lot où les problèmes juridiques se mêlent aux problèmes techniques, nous y reviendrons dans le chapitre V. Quelques autres incidents sont à signaler : l’obstruction du canal en 1868, juste après la prise d’eau, par chute de blocs, entraîne un débordement et la destruction des récoltes. Des infiltrations à partir des berges provoquent également des dégâts dans les plantations le long du canal.

Le canal n’est complètement achevé qu’en 1878. Il aura coûté 1 400 000 Francs,
ce qui représenterait aujourd’hui 4 650 000 Euro, soit 65 % de plus que prévu.


II ) Architecture des ouvrages

Les principaux ouvrages du canal de la Gravona se déclinent en vingt-quatre aqueducs d’importance variable, deux siphons, plusieurs ouvrages permettant le passage sous les routes, un grand tunnel, de nombreux petits ponts enjambant le canal, et des murs de soutènement.

La plus grande partie du parcours est formée d’un canal à ciel ouvert, en terre, ou creusé dans un sol rocheux. Sur les terrains les plus secs, notamment les vignobles, le canal est bétonné au mortier hydraulique pour que l’eau ne soit pas absorbée par capillarité.

Images 7 : portion de canal en terre
Image 8 : portion de canal bétonnée

Aussi primordial que soit le canal pour la ville, il ne constitue pas techniquement parlant, une révolution. En effet, les infrastructures hydrauliques du XIXe siècle sont peu différentes de celles de l’antiquité. C’est pourquoi les ingénieurs n’ont pas jugé utile de mettre en valeur les ouvrages d’art par une architecture élaborée. Le contraste avec les travaux du chemin de fer réalisés seulement dix ans plus tard, et par les mêmes ingénieurs des Ponts et Chaussées1, est flagrant : le moindre ouvrage d’art y est richement appareillé ; il fallait souligner le progrès que constituait alors le déploiement du réseau ferroviaire national.

Image 9 : charpente utilisée pour la construction d’une voûte d’un aqueduc romain (300 av. JC)

 

Image10 : construction d’une voûte de l’aqueduc de Mezzavia.

La technique du cintre en bois est la même [4].

Tous les aqueducs, ponts enjambant le canal, murs divers, offrent une taille de pierres peu élaborée en appareil polygonal : les pierres sont taillées pour s’imbriquer les unes aux autres, elle présentent plusieurs côtés, les espaces sont réduits au minimum. Quelques corniches, voûtes et couronnements des ouvrages les plus importants sont parfois plus élaborés. Les piles des hauts aqueducs présentent notamment un appareil rectangulaire : Les moellons sont rectangulaires, les surfaces horizontales sont parallèles, et les autres joints sont verticaux. Seul l’aqueduc de Mezzavia est vraiment ouvragé avec denticules, chaînage d’angle saillant, emploi de la bichromie.

Tous les ouvrages sont réalisés en granite
provenant des gisements autour du chantier. Lorsqu’il n’y a pas de gisement ou que la pierre est de mauvaise qualité aux abords du chantier de l’ouvrage, on a recours au granite de la carrière de Saint-Antoine ou à celle de Monteniello. Ces deux carrières sont toujours exploitées aujourd’hui.

Image 11 : détail de l’appareillage polygonal utilisé sur les ouvrages du canal (ici aqueduc de Palma).
a) Deux types d’aqueducs

On distingue deux types d’aqueducs :

Image 12 : type simple avec piédroit
(aqueduc de Sueralta.
Portée des arches : 4 mètres)
Image 13 : type simple sans piédroit
(aqueduc d’Alzo di Leva.
Portée des arches : 6 mètres).

Image 14 : un exemple d’aqueduc de type haut : celui d’Erbajolo.

Ces aqueducs, au nombre de quatre, se caractérisent par leur plus grande hauteur (de 15 à 20 mètres). Cette hauteur ayant un impact évident sur le paysage, les ingénieurs ont jugé bon de concevoir des édifices plus ouvragés, même dans les lieux isolés.

.

(1)
Les parapets sont couronnés d’une corniche constituée de deux éléments taillés en bossage.
(2)

 

La voûte en plein cintre de 8 mètres de portée est constituée de voussoirs taillés en bossage.

(3)

 

Une corniche toujours taillée en bossage couronne les piédroits. De base rectangulaire, elle rejoint la voûte naissante par une arête taillée en biseau.

(4)

 

Les piles présentent un appareil rectangulaire. Elles s’évasent vers le bas. Seules les piles de l’aqueduc de Mezzavia sont agrémentées d’un chaînage

Image 15 : Coupe d’une arche d’angle en bossage. d’un aqueduc de type haut.



  1. On retrouve dans les archives ferroviaires les noms de Vogin, Gay, Koziorowicz,...